Firebarzzz prĂ©senteđŸ”„Â  Frank White, le roi spectral de New York

(Autour du film King of New York d’Abel Ferrara, 1990)

Frank White n’est pas un gangster comme les autres. Il n’est pas seulement ce parrain new-yorkais sorti de Sing Sing dans une limousine, la nuit, silhouette longiligne, regard d’acier, sourire figĂ© entre la menace et la mĂ©lancolie. Frank White est une apparition. Une ombre revenue d’entre les morts pour rĂ©gner sur une ville au bord de l’effondrement.

Dans King of New York (1990), Christopher Walken incarne ce personnage avec une intensitĂ© presque irrĂ©elle. Sa voix lente, son phrasĂ© hypnotique, ses gestes Ă©lĂ©gants contrastent avec la violence implacable de ses dĂ©cisions. Il est la noblesse et la cruautĂ©, l’homme d’affaires et le prĂ©dateur, le politicien dĂ©guisĂ© en gangster. Et dans ce mĂ©lange se dessine une vĂ©ritĂ© sur l’AmĂ©rique urbaine de la fin des annĂ©es 1980 : une ville malade, rongĂ©e par la pauvretĂ©, la corruption policiĂšre et surtout l’épidĂ©mie de crack qui a dĂ©vastĂ© des quartiers entiers.


Un roi sorti de l’ombre

Le film s’ouvre sur sa sortie de prison. Frank White sort de Sing Sing comme un souverain qu’on libĂšre de son tombeau. Ses cinq annĂ©es derriĂšre les barreaux ne l’ont pas affaibli : elles ont forgĂ© sa lĂ©gitimitĂ©. Dans sa limousine, il ne retrouve pas une famille, mais une cour : Jimmy Jump (Laurence Fishburne), Test Tube (Steve Buscemi), ses avocats, ses femmes, ses jeunes loups prĂȘts Ă  l’acclamer comme le nouveau roi de la jungle new-yorkaise.

DĂšs le dĂ©part, une question se pose : Frank White est-il un criminel ou un messie noir de l’underground ? Il abat ses concurrents mafieux — Tito, Larry Wong, Arty Clay — non seulement pour asseoir son empire, mais aussi parce qu’il rejette leurs crimes les plus ignobles : la traite d’ĂȘtres humains, la prostitution d’enfants. Dans son esprit, il purifie le monde criminel de ses scories. Il n’est pas un dealer ordinaire : il est le garant d’un ordre, un justicier perverti qui redistribue son argent dans les quartiers pauvres, un gangster qui rĂȘve de devenir maire de New York pour « faire mieux que tous ces politiciens corrompus ».


New York, capitale de la décadence

Pour comprendre Frank White, il faut comprendre New York à la fin des années 1980.
C’est une ville en crise. Le crack a explosĂ© dans les ghettos, ravageant Harlem, Brooklyn, le Bronx. La pauvretĂ© atteint des records, les sans-abris campent dans les gares et les parcs, la criminalitĂ© violente bat des sommets historiques : en 1990, plus de 2200 homicides sont enregistrĂ©s dans la ville.

La police est dĂ©bordĂ©e, corrompue. Des brigades comme celle menĂ©e par Roy Bishop (Victor Argo), Gilley (David Caruso) et Flanigan (Wesley Snipes) incarnent une institution fatiguĂ©e, prĂȘte Ă  basculer dans l’illĂ©galitĂ© pour neutraliser Frank. Car White, plus qu’un gangster, est un miroir tendu Ă  l’AmĂ©rique : il fait exactement ce que font les politiciens, mais sans hypocrisie. Il tue ses adversaires, achĂšte des loyautĂ©s, promet un avenir aux plus pauvres.

La politique new-yorkaise de l’époque — marquĂ©e par la fin du mandat d’Ed Koch et l’arrivĂ©e de David Dinkins, premier maire afro-amĂ©ricain — tentait de reprendre le contrĂŽle d’une ville que beaucoup considĂ©raient comme « ingĂ©rable ». Mais King of New York montre une vĂ©ritĂ© crue : dans les zones abandonnĂ©es par l’État, ce sont les criminels qui tiennent lieu de gouvernement.


Le paradoxe Frank White

Frank White fascine parce qu’il vit dans une contradiction permanente.

  • Il est tueur sans pitiĂ©, mais offre de l’argent aux agresseurs du mĂ©tro en leur proposant un « travail » lĂ©gal dans son empire.
  • Il est chef de cartel, mais veut bĂątir des hĂŽpitaux pour les pauvres.
  • Il est voyou charismatique, mais rĂȘve de conquĂ©rir le pouvoir politique pour transformer la ville.

Il est, au fond, un Robin des Bois corrompu : il redistribue, mais Ă  travers le sang et la drogue.

Christopher Walken en fait une crĂ©ature spectralement moderne : son sourire blĂȘme, ses silences, sa danse absurde au Plaza Hotel montrent un homme Ă  moitiĂ© dĂ©tachĂ© du rĂ©el. White vit dĂ©jĂ  dans une autre dimension, comme s’il Ă©tait en sursis.


L’ùre du crack comme tragĂ©die grecque

L’épidĂ©mie de crack des annĂ©es 80 est le dĂ©cor invisible de l’histoire. C’est la drogue qui finance la guerre des gangs, qui empoisonne la jeunesse, qui crĂ©e des fortunes rapides et des morts encore plus rapides. Le crack est le vĂ©ritable roi de New York, Frank n’est que son prophĂšte.

Chaque exĂ©cution dans le film — Emilio Zapa dans une cabine tĂ©lĂ©phonique, Arty Clay humiliĂ© puis abattu dans son club, Larry Wong abattu dans son repaire de Chinatown — n’est pas seulement une Ă©limination de concurrent : c’est une mĂ©taphore du nettoyage violent d’un systĂšme oĂč la drogue est la seule monnaie.

Et au milieu de ce chaos, Frank apparaßt comme un architecte maudit, tentant de donner une cohérence à ce monde brisé.


La chute inévitable

Comme toutes les tragĂ©dies, celle de Frank White se termine dans le sang. Ses lieutenants tombent les uns aprĂšs les autres. Jimmy Jump, figure flamboyante de la dĂ©mesure, meurt d’une balle dans la tĂȘte. Les policiers qu’il affronte deviennent eux-mĂȘmes des criminels, abattant ses hommes dans un night-club comme des justiciers corrompus.

Frank, lui, continue Ă  avancer, solitaire, jusqu’à son duel final avec Roy Bishop dans le mĂ©tro. La mort de Bishop, suivie de l’agonie de Frank dans un taxi abandonnĂ© Ă  Times Square, clĂŽt le rĂ©cit comme un cauchemar Ă©veillĂ© : le roi de New York meurt seul, encerclĂ© par une police qui arrive trop tard.


Frank White : figure d’ombre et de lumiùre

Frank White reste une Ă©nigme. Est-il un monstre ou un visionnaire ? Un criminel ou un politicien avant l’heure ? Peut-ĂȘtre est-il tout cela Ă  la fois. Ce qui est sĂ»r, c’est qu’Abel Ferrara a créé avec lui un personnage qui dĂ©passe la fiction pour incarner une Ă©poque.

Frank White, c’est New York en 1990 : fascinante, violente, corrompue, pleine de rĂȘves de grandeur et de misĂšre. Un roi sans couronne, qui croyait pouvoir rĂ©gner sur les ruines d’un empire urbain.

Son hĂ©ritage, lui, survit : il est le reflet de tous ces leaders nĂ©s du chaos, qui prĂ©tendent protĂ©ger leur peuple tout en les dĂ©truisant. Une figure flippante, mais inoubliable. Un roi qui n’aura jamais cessĂ© de marcher dans la nuit, entre les lumiĂšres blafardes de Times Square et les zones d’ombre oĂč tout s’achĂšte et tout se vend.

Écrit par Firebarzzz pour Firebarzzz.Com



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Author: Firebarzzz

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